Article de l’humanité : La descente aux enfers d’un travailleur détaché
Et le mercredi 26 novembre…sans équivalent dans la presse quotidienne nationale….
La descente aux enfers d’un travailleur détaché
Clotilde Mathieu
Mercredi, 26 Novembre, 2014
Photo : Stéphane Mahé
Léonidas Theocharis : « je me bats pour les victimes de cet esclavagisme moderne. »
Photo : Stéphane Mahé
Exploité, sous-payé, menacé de mort pour avoir dit non, Léonidas témoignera demain devant la cour d’appel de Rennes. ?Plongée au cœur de la vie d’un ouvrier grec sur le chantier naval de Saint-Nazaire qui lutte contre le système.
Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), envoyée spéciale. En Allemagne, on le surnomme le Che, ce Grec au regard franc malgré ses yeux bouffis de fatigue. « ?Au début, je me suis battu pour sauver ma peau, maintenant je me bats pour les ouvriers, victimes de cet esclavagisme moderne.? » Demain, Léonidas a rendez-vous à Rennes pour faire reconnaître ses droits devant les juges de la cour d’appel. Une action en justice déclenchée après la mort en 2008 de son compagnon de lutte, Nikos. « ?Je dois récupérer nos contrats, c’est une question de fierté. J’afficherai le sien sur sa tombe.? » Avant de témoigner, Léonidas fait escale à Saint-Nazaire, où nous l’avons rencontré. Saint-Nazaire où sa vie a basculé. C’était il y a six ans. En accord avec son épouse, il décide de quitter son village grec de Xanthi. Un peu comme ses parents, qui, avant lui, étaient partis chercher « ?fortune ? » en Allemagne avant de revenir au pays. Habitant dans cette partie de la Grèce considérée comme le réservoir de main-d’œuvre des sous-traitants allemands, il est très vite appelé. Une société sous-traitante de sous-traitants allemands, Elbe, le contacte et lui promet oralement un salaire minimum de 2 ?200 ?euros par mois. « ?Avec les heures supplémentaires, je pouvais gagner jusqu’à 3 ?000 ?euros. Trois fois ce que je touchais en Grèce ?!? » À son arrivée sur les chantiers navals nazairiens, Léonidas découvre une réalité totalement différente de celle qu’il a imaginée. Les responsables d’Elbe épargnent à ce Grec orthodoxe éduqué le dortoir où s’entassent ses quatre-vingts compatriotes musulmans et l’envoient à l’hôtel.
Payé sur un coin de table
Dès le lendemain 7 ?heures, il embauche. Toujours pas de contrat, juste un papier écrit en français et en allemand pour récupérer un badge d’accès. Ce badge que Léonidas montre en permanence, unique preuve de son passage au chantier. Les journées sont longues, dix heures, avec une heure de pause. Les semaines aussi. Du lundi au samedi midi. Son job ? : réaliser le sablage, le décapage au premier étage du paquebot Poesia. Un boulot dur, surtout en plein hiver. Puis vient la première paie ? : 1 ?300 ?euros en liquide « ?posés sur la table du déjeuner ? ». « ?J’ai réclamé mon argent, mon contrat. Sans contrat, je ne pouvais pas ouvrir de compte en banque et envoyer l’argent à ma femme ? », explique Léonidas. Réponse des responsables d’Elbe ? : « ?Donne une enveloppe et on glissera 700 ?euros pour ta femme.? » « ?Tous les mois c’était comme ça, on recevait des acomptes, on signait sur un cahier et on nous promettait le reste pour la prochaine paie.? » Insupportable, « ?d’autant que ma femme se posait des questions, poursuit Léonidas. Il fallait lui expliquer que je n’allais pas claquer l’argent au casino.? » Au bout de quatre mois, les chefs augmentent les charges de travail le samedi. Léonidas, mais aussi Nikos et Boris, un autre de ses collègues, refusent. Ils sont virés sur-le-champ. Le soir même, ils reçoivent la visite du « ?patron ? », qui leur demande de partir. Léonidas et ses amis refusent et exigent « ?(leur) contrat de travail, (leur) lettre de licenciement et l’argent dû ? ». Trois jours plus tard, la police, appelée par le patron d’Elbe, leur demande de quitter l’hôtel. C’est alors qu’ils appellent à l’aide. Elle viendra de la CGT. Indiens, Polonais, Grecs… La sous-traitance, souvent de second rang, du chantier naval n’en est pas à son coup d’essai en matière de non-paiement de salaires ou d’absence de fiches de paie. Très vite, une solidarité se noue. Pendant deux mois, la CGT multiplie les procédures, signale le cas des trois salariés à l’inspection du travail, à la sous-préfecture et à AkerYard, propriétaire à l’époque du chantier, devenu depuis STX. Rien ne se passe. Chez Elbe, les intimidations montent d’un cran. « ?Ils m’ont menacé de me brûler si je ne retournais pas en Grèce. J’ai porté plainte ? », explique Léonidas. Classée sans suite, car on n’a pas trouvé la société qui a vite été liquidée, précisent les membres du comité de soutien. « ?Puis ils ont fait pression sur ma femme, qui, à la fin, me suppliait de rentrer… ? » Elle finira par le quitter. Sombrant dans le désespoir, Léonidas décide de se mettre en grève de la faim ? : « ?On l’était déjà, vu que nous n’avions plus de quoi nous payer à manger… ? » Ses deux compagnons de lutte font de même. Dix-neuf jours pendant lesquels une centaine de personnes se relayent, veillent sur leur santé et leur sécurité. « ?Je n’étais pas syndicaliste avant et je ne le suis toujours pas, mais ces hommes m’ont sauvé la vie. Ils nous ont motivés pour rester et insister.? »
C’est encore pire de l’autre côté du Rhin
La veille de l’inauguration du paquebot Poesia, le 1er ?avril 2008, un représentant d’AkerYard vient avec un huissier déposer une enveloppe de 7 ?300 ?euros et un billet d’avion à « ?des fins humanitaires ? ». La grève de la faim s’arrête mais le véritable combat commence pour Léonidas. Il part en Allemagne un peu par défi, son ancien patron lui ayant assuré qu’il « ?n’y serait jamais le bienvenu ? ». De l’autre côté du Rhin, il subira des conditions de travail pires encore. Selon lui, la directive européenne sur les salariés détachés n’a absolument rien changé. Malgré tout ce qu’il affronte, Léonidas a le sentiment, depuis qu’il a quitté Saint-Nazaire, de lever la tête pour tous les Grecs qui ont « ?la tête en bas, avec un Smic divisé par deux ? ». « ?Il faut faire crever ce système ? », conclut-il.
Quel est le vrai responsable ?? C’est la question à laquelle devront répondre les juges de Rennes. Pour les ouvriers grecs, c’est la société STX, ex-Aker Yards, qui doit être tenue responsable « ?de n’avoir pas vérifié les contrats ?de travail ? », la société ?Elbe ayant été dissoute.