Evasion fiscale. Une partie de la population conteste le modèle économique de l’île.

Jersey, « la face cachée de la City »

Économie 16/03/2009 à 06h52

Jersey, « la face cachée de la City »

Ouverture

Evasion fiscale. Une partie de la population conteste le modèle économique de l’île.

SAINT-HELIER (Jersey), envoyé spécial CHRISTIAN LOSSON

Loin du cliché d’un guichet d’où pleut le cash, le paradis fiscal a d’autres visages. A Jersey, où se brassent, entre trusts, fiducies et comptes privés, 1 000 milliards d’euros, la manne reste invisible pour une partie de la population. Qui, le vent tournant, s’alarme de l’avenir. « Une petite élite a mis tous ses œufs dans le même panier » , dit Rosemary Pestana. Syndicaliste, cet agent des services hospitaliers raconte le quotidien de certains des 91 000 habitants. « 50 % de la population vit avec un salaire quasi minimum, 8 000 personnes touchent l’équivalent d’un RMI. Et on ne peut pas travailler dans l’Union européenne. » Elle dit aussi : « Je suis prisonnière sur mon île. »

Membre d’Attac-Jersey, elle est la seule syndicaliste à la tribune d’une réunion d’information initiée par des ONG européennes (Libé de vendredi). Une minorité silencieuse s’inquiète. Dénonce la TVA de 3 % quand les sociétés étrangères jouissent d’une imposition zéro. Fustige le tourisme en chute, l’agriculture en perdition, les prix exorbitants des soins. Et la stigmatisation dont ils sont victimes. « On ne profite de rien, et on nous traite de bandits » , enrage John, un instituteur. Un agriculteur, Maurice, souffle : « On a peur de parler. On a tous des proches qui vivent de la finance. » Un mécanicien, Alan, assure : « On vit dans une sorte de minidictature. Dans cette île- mafia, l’intimidation est réelle, si on l’ouvre, on est boycotté. » Un ex-militaire en sourit : « Moi, j’ai passé quarante ans à combattre le communisme, j’aurais peut-être pas dû. Aujourd’hui, quand je dis que Jersey est au bord du précipice, on me traite de traître… » Auto-affliction, autocensure, autopersuasion ?

Puzzle. Parler, comme le dit Ann, étudiante, « c’est scier la branche sur laquelle on est assise ». Pas facile de faire entendre une autre voix quand 57 % de la richesse de l’île vient des fruits du paradis fiscal. Pas évident de témoigner quand 13 000 Jersiais assemblent les éléments d’un puzzle que le G 20 ébranle. « Pas gagné de jouer la transparence quand l’opacité et le silence sont le mot d’ordre », dit Nick Le Cornu. Lui sait désormais le prix à payer pour s’opposer au business as usual. Avocat, de gauche, il s’est présenté il y a six mois à un des douze postes de sénateur. « J’ai parlé de notre dépendance dangereuse à la finance, de notre besoin de trouver d’autres sources de développement pour l’île, de renouer avec notre culture. » Fiasco. Depuis, il est l’un des 450 chômeurs locaux. « Jersey, c’est la face cachée de la City. Nous ne sommes que des marionnettes dont les ficelles sont tirées à Londres », dit-il. Les ONG le savent bien. Elles sont venues parler de la spoliation de l’évasion fiscale, de liens entre paradis fiscaux et accélération de la crise, de nécessaire reconversion de l’île. « Les choses vont bien finir par changer, résume Geoffrey Sauttern, député progressiste de la Jersey Democratic Alliance. La situation est intenable. Si la finance s’écroule, on va vivre la fin du monde. Elle nous a sucés tel un vampire. »

Autruche. Pour l’instant, l’exécutif excelle dans la politique de l’autruche. Philip Ozouf, le ministre des Finances, assure que Jersey s’est « conformée aux standards de l’OCDE », et rêve en pensant que les maigres concessions sur l’échange d’information vont « drainer encore plus de business ». Alan Maclean, ministre du Développement économique, concède que l’île « n’est pas immunisée »face au double défi : crise économique et lutte contre les paradis fiscaux. La croissance, estimée à 2 % il y a deux mois, pourrait plonger de 10 % en 2009. « Un tsunami auquel on n’est en rien préparé », concède un banquier.

Voir en ligne : Libération

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