Spéculation immobilière, ralentissement économique

Comment protéger l’économie réelle

En complément de son article publié dans Le Monde diplomatique de septembre, et qui analyse la crise financière partie cet été du marché américain du crédit immobilier, Frédéric Lordon livre, dans cet article exclusif pour notre site Internet, ses pistes de réflexion sur la finance... et les moyens de limiter sa suprématie.

Cet ensemble d’articles fait l’objet d’un débat sur notre site.

Par Frédéric Lordon

Il se pourrait qu’il y ait du vrai dans l’adage populaire voulant qu’« à quelque chose malheur [soit] bon » — mais encore faut-il aller débusquer ce « quelque chose » là où il se cache... De la crise des marchés de crédit à laquelle assistent médusés les salariés, pressentant confusément, mais pertinemment, qu’en bout de course ce sont eux qui pourraient bien en faire les frais, on peut au moins dire qu’elle offre une occasion, à ne louper sous aucun prétexte, de prendre la mesure de ce qu’il en coûte de tout accorder à la finance et de se décider enfin à lui briser les reins.

Or, seul le sidérant spectacle du tumulte des marchés, les images des traders hystériques, des gestionnaires de fonds suant l’angoisse et des banquiers centraux blafards d’insomnie peuvent, à chaud, frapper suffisamment les esprits pour soutenir une demande politique d’action contre la spéculation. La fenêtre « spectaculaire » est hélas à peu près d’aussi courte durée que les effets réels de la crise financière peuvent être longs (et pénibles) à digérer. En témoignent la force des effets d’oubli et l’incapacité à établir dans la conscience collective la connexion entre les recrudescences successives de chômage et les accidents financiers qui les ont précédées, et dont un décalage de six mois suffit à faire perdre de vue qu’ils en ont été la cause. Il y a lieu de croire que la libéralisation financière aurait passé un sale quart d’heure si le corps politique avait clairement perçu le lien de cause à effet entre la crise spéculative immobilière de la fin des années 1980 — celle-là même qui a failli emporter le Crédit Lyonnais — et le violent retournement conjoncturel du début des années 90, entre les monumentales crises monétaires qui ont manqué volatiliser le SME (Système Monétaire Européen) en 1992-1993 et le pic assassin de chômage des années 1993-1996, entre l’éclatement de la bulle internet en 2000 et la rupture de croissance des années 2001-2004... Si donc la crise financière de 2007 peut être d’une quelconque « utilité » politique, et en attendant les dégâts qu’elle pourrait diffuser dans l’épaisseur de l’économie réelle, c’est comme opportunité d’une prise de conscience, préalable à une frappe politique.

1. « Transparence » et « régulation », ou la politique du « cause toujours »

Du train où vont les choses, on n’en prend pourtant pas le chemin — mais comment s’en étonner : pour ne pas être le plus grand nombre, les ennemis de cette aperception demeurent sans aucun doute les plus puissants. Il suffit pour s’en rendre compte de considérer les dérisoires mesures que le président français Nicolas Sarkozy met en regard de ses martiales déclarations d’arraisonnement de la finance — c’est « Verdun, on ne passe pas ! », mais armé d’un pistolet à bouchon... Le bouchon en question est d’ailleurs passablement émietté pour avoir déjà trop servi, puisqu’il s’agit de l’increvable appel à la « transparence ». Argument de troisième zone, délibérément ignorant des mécanismes fondamentaux des marchés, tels qu’ils expriment les caractéristiques les plus profondes des structures actuelles de la finance, la « transparence » fait typiquement partie de ces peccadilles qu’on lâche d’autant plus facilement qu’elles permettent de sauver l’essentiel. La crise financière internationale de 1997-1998, qui avait failli emporter la totalité du système financier, avait déjà été mise sur le compte de « l’opacité », et avec d’autant meilleure conscience, quoique mêlée de relents douteux, qu’il s’agissait des « marchés émergents » — comprendre d’une partie du monde « pas tout-à-fait développée », et à qui il reste encore « des progrès à faire » pour se mettre aux normes occidentales... Le problème du diagnostic d’arriération, c’est qu’il s’effondre sitôt que le « monde avancé » connaît à son tour la panique financière, en 2000, et ceci en fait parce qu’il est victime des mêmes causes — génériquement celle de la finance libéralisée. On aurait pu au moins croire que cette pantalonnade désarmerait le topos de la « transparence », réservé aux « sauvages ». Pas un instant ! Sous des formes à peine différentes, c’est l’opacité des Enron et autres Worldcom, ripoux opportunément poussés sur le devant de la scène, qui a porté tous les péchés du monde pour mieux faire oublier ce que la crise devait aux structures déréglementées des marchés de capitaux. Quelques années plus tard, faute de n’avoir rien appris, ou plutôt de n’avoir rien voulu apprendre, les mêmes causes, laissées invariantes, produisent les mêmes effets... et c’est le même brouet de la transparence qui nous est servi à nouveau comme purgation de mauvaises humeurs qu’on espère passagères.

Si la transparence comme arme de stabilisation de la finance n’était pas une illusion parfaite (1), il y aurait au moins une bonne raison de ne pas s’attendre à la voir mise en œuvre : il est impératif que l’opacité demeure aussi longtemps que possible le candidat récurrent à l’explication de la crise. Or, plus d’opacité, plus de dérivatif ! Tout le temps où elle dure, au moins les élites gouvernementales et financières peuvent-elles prendre des poses avantageuses en faisant résonner de vibrants appels à « la régulation ». Aussi l’éternel retour de la crise financière est-il également l’éternel retour des déclarations vides et des propos sans suite, de la cécité volontaire et des analyses qui regardent ailleurs, éternel retour d’une séquence-type dont on voit déjà se dérouler, impeccablement ordonnées, toutes les étapes : 1) exhortations politiques solennelles « à la régulation », 2) protestation du capital financier qui déclare absolument nuisible toute intervention législative, 3) proposition alternative par ses soins d’une « auto-régulation », moyennant la création d’un « groupe de travail » rendant rapport et faisant du vent, le tout piloté selon un calendrier qui, le temps passant et l’oubli gagnant, aidera toute l’affaire à mieux finir dans les sables.

A l’expérience, et contre toutes les idées reçues ordinairement véhiculées par les experts stipendiés ou les amis du système, il apparaît que les Etats-Unis sont passablement moins libéraux que les Européens. Au moins l’éclatement de la bulle internet y a-t-il donné lieu à une vraie loi — cris d’horreur étouffés de justesse en France et vraiment parce que ce sont eux, les Américains, les seuls qui peuvent se permettre de légiférer dans le capitalisme puisque, par ailleurs, leurs créances libérales sont insoupçonnables. La loi Sarbanes-Oxley (2002) aura ainsi drastiquement durci les dispositifs de contrôle des comptes — les chefs d’entreprise s’en plaignent assez d’ailleurs, sans qu’on sache véritablement faire la part de la gêne réelle et de la propension à geindre à tout propos. Mais cette loi reposait entièrement sur l’hypothèse « ripoux », et ne pouvait en aucun cas prétendre s’attaquer aux véritables causes de l’instabilité financière. Et la France pendant ce temps ? A l’époque sous gouvernement « socialiste », puis à la période Jean-Pierre Raffarin, et très attachée à l’idée de faire passer comparativement les américains pour stalinoïdes, elle... n’a rien fait. Les hurlements patronaux au totalitarisme de la loi y ont immédiatement rencontré un écho compréhensif et l’on a laissé le Mouvement des entreprises de France (Medef) piloter lui-même groupes de travail et rédaction de rapports qui, tel le rapport de M. Daniel Bouton (2)], n’avaient pas d’autre finalité que de prouver la supériorité de la régulation du capital par le capital, équivalent dans son ordre d’un appel à la chasteté par la vertu de réfrènement dans un bordel militaire de campagne.

2. La spéculation comme art de la prise d’otages

Il faut rappeler tous ces faits si l’on veut éviter la reproduction de la séquence maintes fois parcourue et déjà prête à resservir « Régulation / Auto-régulation / Rien »... et nouvelle crise dans quatre ans. Et il le faut d’autant plus qu’une nouvelle fois la finance spéculative aura démontré son habileté à prendre en otages ceux-là mêmes qui sont supposés la surveiller, à savoir les banques centrales — et en fait, bien au-delà, l’économie tout entière. L’instrument stratégique de ce renversement complet du rapport de force entre surveillants et surveillés a pour nom « l’aléa moral ». On nomme aléa moral la propension d’un agent à se surexposer à un certain risque quand il se sait assuré contre ce risque. Mais, dira-t-on, personne n’assure formellement le risque spéculatif. Les opérateurs financiers qui ont pris des positions aventureuses n’enregistrent-ils pas dans leurs comptes les pertes correspondantes avec, à la clé, l’éventuelle sanction de la faillite ? Sans doute, mais — et tel est précisément le paradoxe de l’aléa moral — pas au-delà d’un certain niveau de risque. Ou, plus exactement, pas lorsque se concentre en l’agent considéré un risque global qui dépasse son risque local. C’est qu’en effet la déconfiture d’un petit nombre d’agents peut avoir des conséquences bien au-delà de leurs seuls comptes individuels. Car le défaut (3) de l’un interrompant les paiements promis à d’autres, met ces derniers en péril à leur tour, éventuellement jusqu’à provoquer leur propre défaut, donc une propagation plus lointaine des interruptions de règlements, etc. Relativement limitée et « tolérable » dans l’économie réelle, cette propagation peut s’avérer foudroyante et d’une exceptionnelle gravité lorsqu’elle touche au secteur financier et bancaire.

Cette transmission collatérale des tensions financières, des agents en défaut vers les agents a priori sains, porte le nom « d’externalités ». Or le propre des crises de marché est précisément d’activer ces externalités négatives, le long desquelles se propagent les détresses financières en cascade. Ce sont là des situations où le risque de collapsus général devient tel que le banquier central, devant l’énormité des conséquences, n’a plus d’autre choix que de sauver tout le monde, et en tout premier lieu les « joueurs » les plus exposés, ceux dont la faillite menace d’emporter la totalité du système. Aussi ces modernes hérauts de la finance déréglementée, arrogants et portant beau quand les marchés sont à la hausse, cette avant-garde de l’idéologie des marchés qui, sans doute à la recherche des justifications de ses gains obscènes, n’a que le « mérite » et la « responsabilité » individuels à la bouche, sont-ils en fait de parfaits irresponsables à qui il faut sauver la mise parce que leurs turpitudes s’exercent en un lieu très particulier de la structure du capitalisme d’où elles sont susceptibles de ravager l’économie tout entière...

Reconduisant l’éternelle partition des dominants entre les imbéciles et les cyniques, et se séparant de la cohorte des irréparables dévots qui continueront de faire l’éloge de la mondialisation financière même sur un tas de ruines fumantes, il s’en est trouvé quelques-uns dans la finance pour saisir les immenses possibilités stratégiques offertes par cette position privilégiée qu’il leur est donné d’occuper. « Si les conséquences de nos pertes vont si loin qu’il est impossible au banquier central de s’en désintéresser et de ne pas nous éviter la faillite, pourquoi ne pas prendre les risques les plus démentiels sachant que dans le cas favorable les gains seront hors de toute mesure... et que dans le cas défavorable la disproportion même des risques, donc des pertes, sera telle qu’il faudra nous tirer d’affaire ?... » Beaucoup prêtent à John Merrywether, patron du Hedge Fund LTCM d’avoir, en 1998, tiré toutes les conséquences de ce raisonnement et délibérément pris d’insensés paris en spéculant ouvertement sur des anticipations de taux d’intérêt qui ont mal tourné, mais sur lesquelles il avait engagé, par effets de levier successifs, des sommes excédant ses capitaux propres dans des proportions faramineuses. C’est donc d’un seul tenant que se sont avérées colossales, non seulement ses propres pertes, mais celles subies par les investisseurs qui lui avaient confié leurs fonds, parmi lesquels de nombreuses institutions financières. Trop de pertes pour trop d’acteurs importants au cœur du système financier : sans intervenir directement elle-même, la Réserve Fédérale a dû commander un secours de place (4) pour tirer LTCM de son inévitable faillite, et sauver la mise de ses apporteurs de fonds... exactement de la même manière que neuf ans plus tard le ministre de l’économie Peer Steinbrück ordonne à quelques banques allemandes de se porter à la rescousse de leur consœur IKW qui a perdu tant et plus sur le marché des dérivés de subprime...

3. Les périls de la crise de liquidité

C’est bien cette menace combinée de l’aléa moral et du risque systémique qui plane au dessus de la crise actuelle et dont la probabilité d’occurrence fait l’objet de toutes les conjectures.
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