Ces territoires servent à capter des actifs et à les soustraire aux fiscs.

Les clés de l’éden fiscal

23/03/2009 à 06h51

Les clés de l’éden fiscal

Ces territoires servent à capter des actifs et à les soustraire aux fiscs.

NICOLAS CORI et VITTORIO DE FILIPPIS

Oubliez l’image d’une île sur les tropiques repère de mafieux venant blanchir l’argent de la drogue ou issu de trafics illicites. Les paradis fiscaux sont avant tout destinés aux multinationales les plus connues. Et, même s’ils ne le crient pas sur les toits, les groupes français, particulièrement les banques, y sont largement représentés (lire page 4). Pourquoi tant de discrétion ? Pour cacher des choses inavouables ? Pas forcément. Les banques viennent rechercher dans les territoires offshore une clientèle qui n’existe pas ailleurs. Les entreprises industrielles sont, elles, attirées par la fiscalité allégée.

Attirer l’argent des grosses fortunes

Pour les banques, la présence dans certains paradis fiscaux relève du passage obligé. « A partir du moment où on lorgne l’argent de grosses fortunes, on ne peut pas se permettre de ne pas être présent en Suisse », commente un banquier français. Tous les établissements y sont : pour quadriller le pays, comme SG Private Banking, filiale de la Société générale qui compte des bureaux à Genève, Lausanne, Zurich et Lugano. Ou pour en faire le centre mondial de cette activité : BNP Paribas Private Banking a son siège à Genève et peut compter directement sur ses filiales de Monaco ou des Bahamas, sans passer par Paris.

Qu’on ait gagné son argent légalement ou pas, ce qui attirait jusqu’à présent en Suisse, c’était le secret bancaire. Ce que vente sans fausse pudeur BNP Paribas Private Banking dans ses plaquettes publicitaires : « La Suisse, son système juridique irréprochable et son secret bancaire, inscrit dans la loi, garantissent à la clientèle privée le respect des droits individuels en donnant une dimension légale à la confidentialité traditionnelle des banques suisses. Ces atouts helvétiques expriment des valeurs que nous partageons : c’est indiscutablement un argument de poids pour nos clients. »

A cela s’ajoute une offre de conseils personnalisés destinée à payer le moins d’impôt possible. « Sauvegarder votre patrimoine est notre objectif principal », indique ainsi SG Private Banking Suisse. Qui propose à ses clients « optimisation fiscale et planification successorale dans un environnement international », « aide juridique et fiscale pour clients souhaitant se délocaliser » et « création de sociétés offshore, fondations ou trusts afin de préserver le capital sur plusieurs générations ». Dans cette recherche du meilleur service possible, le fait d’avoir des relais dans d’autres paradis fiscaux constitue un avantage concurrentiel. Crédit agricole Luxembourg Private Banking se vente ainsi d’avoir une filiale aux Bahamas, ce qui lui permet de créer « des trusts et sociétés » qui n’ont pas cours dans le Grand-Duché.

Offrir des structures juridiques flexibles

Outre le secret bancaire, chaque paradis fiscal a cherché à se développer en spécialisant dans un produit financier. Le Luxembourg est ainsi devenu un leader de la gestion d’actifs dans les années 80 en étant le premier pays à bénéficier d’un agrément européen pour ses Sicav. Chaque banque française a donc créé sur place sa filiale en gestion d’actifs. « Si on veut récupérer l’argent des fortunes moyen-orientales, c’est là qu’il faut être », confie un gérant d’une grande banque parisienne. Mais pour certains compartiments du marché, le Luxembourg n’est pas l’idéal. « Pour ouvrir un hedge fund, il a pendant longtemps fallu être aux îles Caïman, qui offraient un cadre réglementaire très flexible », raconte un gérant de gestion alternative. C’est là qu’en 2005, la Société générale avait domicilié Starway, un « incubateur » de hedge funds géré depuis ses bureaux de New York. Devant le développement de la « gestion alternative », d’autres territoires offshores se sont adaptés. Comme Jersey, où en 2002, BNP Paribas Securities Services a ouvert des bureaux pour offrir « un service d’administration de fonds » à ses clients possédant « des fonds offshores domiciliés dans les îles anglo-normandes ou sur l’île de Man ».

Autre produit financier à être estampillé « territoires offshores » : les colletarised debt obligation (CDO), dont l’effondrement a provoqué la crise financière. Ces obligations, adossées sur des actifs plus ou moins pourris, ont été émises en grande partie aux îles Caïman ou à Jersey pour éviter d’avoir à respecter la législation « tatillonne » des autorités financières des pays « on shore ». Ainsi, BNP Paribas Securities Services avait ouvert, en 2006, une succursale aux Caïman pour proposer des « véhicules de financement structurés ». Et Natixis Structured Products Limited a son siège à Saint-Helier, Jersey. Pas à Paris.

Diminuer sa fiscalité

Pour les groupes industriels, les paradis fiscaux méritent bien leur nom. On ouvre des filiales ou des holdings en quelques clics sur Internet, grâce à des intermédiaires spécialisés, avec un objectif : « l’optimisation fiscale ». Les techniques à l’œuvre sont complexes, mais efficaces. Exemple : des surfacturations de services rendus entre entreprises d’un même groupe. Ainsi, la filiale d’une entreprise française créée dans une île des Caraïbes facturera de lourdes charges de management, de conseils, de marketing à la nouvelle entité française… Autant de services immatériels facturés à prix d’or et qui permettront de réduire d’autant les bénéfices. Et donc l’impôt qui devrait être normalement payé au Trésor public.

Normalement, les « prix de transfert », à savoir la facturation des produits ou services échangés à l’intérieur d’une même multinationale, doivent être négociés avec les administrations fiscales des différents pays concernés. Mais dans les faits, les fiscs sont mal outillés pour calculer la réalité des flux économiques et financiers. Et ce n’est qu’après une longue enquête qu’ils peuvent déterminer s’il y a eu volonté de frauder. Certaines investigations donnent des résultats amusants. Selon Christian Chavagneux et Ronen Palan, auteurs de les Paradis fiscaux (1), des groupes américains facturaient des seaux d’eau en provenance de République tchèque 972 dollars l’unité, des gants de toilettes venant de Chine 4 121 dollars le kilo…

Autre système massivement utilisé par les multinationales, l’utilisation de captives d’assurances. Une captive est une filiale d’une multinationale qui joue le rôle d’assureur traditionnel en garantissant les risques de l’entreprise. A priori, les entreprises qui y recourent le font parce que leurs primes auprès d’assureurs externes sont trop élevées. Mais la localisation de ces assureurs spéciaux indique leur vraie utilité. Ainsi, en cas de sinistre, Total compte sur sa filiale Omnium Insurance & Reinsurance, localisée aux… Bermudes. Danone sur Danone Ré, située au… Luxembourg, tout comme Challenger Réassurance, filiale de Bouygues, ou Electro Ré, appartenant au groupe Alcatel. Le montage est simple. D’un côté, les filiales situées dans les pays à fiscalité importante paient des primes, ce qui diminue d’autant leur impôt. De l’autre, les primes sont engrangées par les captives offshore qui peuvent les placer en payant un impôt sur les bénéfices très limité. Et le tout est légal. Alors pourquoi se gêner ?

(1) La Découverte, 2006

Voir en ligne : Libération

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